Chères lectrices, chers lecteurs, imaginez un instant une poignée de jours, nichés en plein cœur du mois de mai, où paysans et jardiniers croisent les doigts, le regard tourné vers le ciel, dans l’attente d’un soupir du gel ou d’un baiser tardif du froid. Ces jours-là, ce sont les fameuses Saintes Glaces, sentinelles météorologiques du calendrier agricole, auxquelles on prête, depuis des siècles, le pouvoir de chambouler le potager comme une soupe frémissante oubliée sur le feu.
Ces trois jours serpents qui sifflent le froid sont aujourd’hui encore scrutés avec autant de méfiance que de tendresse. Mais qui sont-ils ? D’où vient leur réputation aussi glissante qu’une bêche mouillée ? Et surtout, les Saintes Glaces ont-elles encore leur mot à dire au jardin à l’heure du satellite et des prévisions à sept jours ? Prenons nos binettes et plongeons les mains dans la terre de l’histoire et des semis.
Les Saints de mai : des veilleurs venus du froid
Le folklore populaire les surnomme « les Saintes Glaces », mais il s’agit en vérité de trois saints : Saint Mamert (11 mai), Saint Pancrace (12 mai) et Saint Servais (13 mai). Parfois un quatrième larron, Saint Boniface (14 mai), vient compléter la ronde. On les appelle aussi, dans les campagnes, les « saints de glace », en référence aux gelées tardives qui ont coutume de faire frissonner les plantations précoces à cette période.
Selon les croyances ancestrales, tant que ces saints n’étaient pas passés, il fallait s’abstenir de planter légumes tendres et fleurs frileuses, sous peine de les voir réduit à l’état de compote givrée dès la prochaine nuit claire. Ce dicton d’autrefois, encore murmuré dans les jardins : “Avant Saint-Servais, point d’été ; après Saint-Servais, plus de gelée.”
Si aujourd’hui ce savoir se fond volontiers dans les prévisions météorologiques modernes, il reste néanmoins une mesure précautionneuse, un repère poétique au-delà de son efficacité scientifique. Car tout jardinier, même bardé d’applications météo, se trouve tôt ou tard à écouter le vent et les héritages des anciens.
D’où vient la froide réputation des Saintes Glaces ?
Certaines croyances puisent leurs racines dans l’observation empirique ; les Saintes Glaces ne font pas exception. D’un point de vue météorologique, le début du mois de mai est souvent associé à un dernier refroidissement lié aux aléas des masses d’air polaire.
Des études climatiques récentes tendent toutefois à nuancer la régularité de ces gelées : si elles ont réellement sévi lors de certains printemps du XIXe siècle, rien ne les rend aussi prévisibles que les dictons ne le laissent entendre. Pourtant, jusque dans les années 1950, l’Église avait bel et bien retiré ces saints de son calendrier liturgique, soupçonnant que leur célébration entretenait des superstitions peu en accord avec la doctrine. Mais chassez le naturel… Le peuple continua de les célébrer à sa manière, panier en main et regard levé vers les étoiles, dans une liturgie du légume bien à lui.
Une bêche entre les mains, que faut-il faire durant les Saintes Glaces ?
Au jardin, ces quelques jours de mai sont donc synonymes de vigilance. Voici quelques gestes sages à adopter comme nos grands-parents le faisaient :
- Reporter les plantations fragiles (tomates, aubergines, basilic) jusqu’au 15 mai si le risque de gel est encore présent dans votre région.
- Utiliser des cloches, tunnels ou voiles d’hivernage pour protéger les plantes déjà en terre.
- Surveiller les prévisions nocturnes : si le ciel est dégagé, la chute de température pourrait être brutale.
- Prévoir des alternatives sous abri : serre, véranda ou simple rebord de fenêtre peuvent accueillir provisoirement vos plants impatients.
Car rappelez-vous : une nuit peut suffire pour ruiner des jours de semis patients. Mieux vaut attendre une poignée d’heures de plus que de recommencer le tout… Et qu’importe si le soleil provoque votre impatience ; le sol, lui, a son propre rythme, immuable.
Un repère ancestral dans le calendrier des semis
Les Saintes Glaces marquent une limite saisonnière : elles séparent le printemps timoré du printemps assuré. Ce repère est donc utilisé par nombre de jardiniers pour structurer leur calendrier de semis, avec une logique éprouvée :
- Semer sous abri ou en godets en mars-avril.
- Attendre après les Saintes Glaces pour les repiquages en pleine terre.
- Planter les légumes estivaux (courgettes, concombres, melons) à partir du 15 mai.
Ainsi, le dicton devient une balise, presque une ponctuation dans la partition du jardin. Et quelque part, entre la lune de mai et l’arrosoir matinal, le jardinier prend doucement le relais d’un savoir ancien. Il n’obéit pas servilement, mais écoute, compare, adapte. Il dialogue avec la tradition plutôt que de s’y soumettre.
Du bon air de campagne aux balcons citadins : les Saintes Glaces aujourd’hui
Certains diront que les Saintes Glaces, c’est bon pour les « gens de la terre ». Mais même sur un balcon de ville, elles méritent qu’on leur prête l’oreille. Car qu’on plante un géranium dans une jardinière ou des navets dans un carré potager, la fragilité reste la même face à une nuit trop crue.
Et puis, il y a cette beauté discrète dans l’attente : celle de préparer ses plants, d’observer leur croissance dans la tiédeur d’une pièce ensoleillée, avant de les offrir à la pleine terre comme on offrirait une promesse. Les Saintes Glaces, loin d’être un frein, deviennent alors un rite : celui de la patience, valeur rendue rare à l’heure des cultures express et des fruits toute l’année.
Anecdote : quand le gel danse avec l’histoire
Il se murmure que même Napoléon, pourtant peu porté sur les choses du jardin, prit ombrage d’un mai plus froid que prévu alors qu’il se trouvait en campagne. En 1812, avant sa funeste traversée de la Russie, c’est un mois de mai glacial qui précéda son départ… Certains y voient un signe – comme quoi, même les empereurs font bien de craindre le gel tardif.
Plus proche de nous, les années 2019 et 2021 ont vu de violentes gelées s’abattre après les Saintes Glaces, ravageant les vergers et les vignes, rappels brutaux que la sagesse paysanne ne s’invente pas et que le réchauffement climatique ne rend pas le gel moins traitre, bien au contraire.
Un souffle de tradition dans l’air du temps
Les Saintes Glaces, au fond, c’est l’expression tendre d’un temps où l’on vivait au rythme de la nature, sans lui prescrire de date butoir. C’est une mémoire climatique qui ne s’inscrit ni dans le béton ni dans les algorithmes, mais sur les ardoises de nos cabanons de jardin, quelque part entre la lune et la terre humide. Il ne s’agit ni de superstition ni de science exacte, mais d’un écho prudent à l’imprévisible.
Alors, en grattant la terre ou en observant les bourgeons, souvenons-nous de ces compagnons célestes que furent Saint Mamert, Saint Pancrace et Saint Servais. Non pour leur pouvoir magique, mais pour ce qu’ils nous murmurent encore : attendez, patientez, regardez. Laissez revenir les papillons et la chaleur tiède des soirées. Et quand vient le 15 mai, plantez – mais avec un clin d’œil à nos vieux saints, et le cœur léger.
Le jardin, après tout, n’est jamais aussi beau que lorsqu’il se souvient de ceux qui, avant nous, affrontaient le ciel avec espoir et sagesse… une pioche à la main et la lune dans les yeux.